[Exposition] Look At Me
On trouve dès l'Antiquité sur les murs des cités trace de cette forme d'expression directe désormais prénommée graffiti: les murs d'Athènes servirent de support aux revendications et aux fantasmes des citoyens; les pierres de Pompéi fleurissaient de bon nombre de mots satiriques, politiques ou amoureux. L'être humain, depuis l'invention de l'écriture, n'a probablement jamais cessé d'inscrire sauvagement ses sentiments aux murs qui l'entourent, anonyme, témoignant de l'existence et du caractère d'une part de la population des villes.
Injurieux, revendicatif, sentimental, narcissique... Le graffiti est probablement l'une des manifestations les plus anciennes des états d'âme du citoyen lambda. Il a traversé les siècles pour muer durant les années soixante-dix aux États Unis, en adoptant l'esthétique et les codes que nous lui connaissons aujourd'hui: alors que la publicité continuait de croître et d'envahir nos villes, les graffeurs s'en appropriaient les façades pour y déposer leur « blaze »: un pseudonyme valant tant pour ses qualités graphiques que pour le défi de son inscription − difficultés d'accès au lieu ou risque d'être surpris par les autorités.
Avec Jean-Michel Basquiat et la complicité d'Andy Warhol, ce sont les toiles du peintre et les cimaises des grandes galeries qu'il conquit.
Né d'un père peintre en lettres, ayant reçu une formation de graphiste, Martin Roulet bénéficiait déjà d'une large connaissance du dessin typographique lors de ses premières expériences artistiques. Séduit par la pratique du graffiti, il en a rapidement intégré les codes pour entamer un travail artistique évoquant au premier abord le Pop Art, mais s'en distinguant par ses sujets: ce ne sont pas les images et produits de la société de consommation qu'il utilise, mais ces écrits anonymes collectionnés au cœur de l'espace publique, ces motifs du paysage citadin, offerts dans toute leur crudité, leur naïveté ou leur agressivité.
La publicité aussi s'étale dans nos rues, mais elle travaille uniquement à nous tenter, à nous séduire. Elle se pare pour se faire de mots colorés, aux typographies originales, aguicheuses... Toutes ces lettres dessinées qui nous sollicitent dès que l'on met le nez dehors, qui provoquent en nous indifférence, amusement ou indignation et façonnent malgré tout notre façon d'appréhender le monde, toutes ces lettres esthétisées, tous ces mots exhibés sont la matière première de ce jeune artiste.
Du graffiti, Martin Roulet a également conservé le goût pour la confrontation avec l'espace architectural: délaissant le classique châssis entoilé, sa peinture se déploie à même les surfaces des lieux qu'elle investit: elle en exploite les contours pour donner naissance à des environnements dynamisés de couleurs vives et de mots interpellant le spectateur sans ménagement. Chacune de ses créations impose à l'artiste une gymnastique particulière et provoque de fait une relation inédite entre le corps et l'espace, un jeu avec les contraintes spécifiques du lieu. Cette démarche fait de la majorité de ses réalisations des œuvres uniques et éphémères, indissociables de l'espace et du temps dans lesquels elles viennent prendre place.
Martin Roulet s'approprie ainsi des éléments de notre univers et les restitue sous un jour nouveau. Le contraste des émotions les plus communes y est mis en évidence, dans un flirt avec les paradoxes et les anachronismes où la matière est poussée à se jouer de son sujet.
Pour exemple, cette élégante sculpture de 2007: l'artiste a coupé dans le bois la silhouette d'un graffiti, l'a avantageusement laquée d'un blanc brillant puis recouverte d'un motif doré évoquant l'enluminure ou les tapisseries anciennes des maisons bourgeoises. Cette réalisation évoque immanquablement les objets de Wim Delvoye: la bétonnière aux ornements baroques ou la bombonne de gaz peinte à la façon d'une porcelaine de Delphes. L'assemblage de ces éléments issus de pratiques à priori à l'antithèse les unes des autres crée une distanciation ironique qui émancipe ces objets de leur fonction première et change leur statut: avec un style très kitsch qui nous interpelle quant à nos goûts en matière d'esthétique, ils nous demandent ce qui est de l'art, ce qui n'en est pas, et ce qui fait l'objet d'art. On devine aussi dans ces travaux une critique du mercantilisme du monde de l'art. Chez Martin Roulet, le choix du motif graffiti peut ainsi être pris comme une évocation de la façon dont le capitalisme et les classes aisées qui en profitent le plus parviennent à récupérer les expressions formelles de la contestation sociale pour les rendre caduques en les transformant en de simples objets de décoration.
Si Martin Roulet s'en prend aux institutions, il n'oublie pas d'interroger sans ménagement ses propres comparses graffeurs quant à leur pratique: L'installation ''Sale...'' présentée à l'école des Beaux-Arts du Mans en 2007 montre ainsi une portion de mur recouverte par un tag toujours identique, une sorte de motif rendu illisible par son incessante superposition; un second mur est entièrement recouvert de mots injurieux ou amoureux peints avec des couleurs vives et des typographies aguicheuses. Au sol, un graffiti réalisé en volume est recouvert d'une épaisse couche de peinture noire se répandant en une flaque, travail dont on retrouvera plusieurs variations à travers différentes installations. Si l'artiste y trouve le prétexte d'un jeu très dynamique entre les formes, les couleurs et l'espace, le message adressé aux praticiens du graffiti est sans appel: si ce dernier se veut une pratique contestataire, comment son illisibilité peut-elle servir une cause? Le pathos des messages laissés sur les murs peut de plus prêter à dérision: leur vacuité se trouve mise en exergue par le travail typographique emprunté à la publicité. Toute cette peinture qui se répand de manière sauvage et anarchique dans l'espace, où va-t-elle? Que cherche-t-elle? Que signifie-t-elle? On peut supposer que le titre de cette pièce suggère à lui seul l'orientation d'une réponse, tout comme le graffiti « Silence » peint en blanc de façon monumentale sur un mur bariolé. En bon observateur, Martin Roulet met ainsi en jeu les sentiments et les actions contradictoires que peut susciter le phénomène graffiti. Il s'en réapproprie les codes et les mêle aux multiples techniques du dessin et de l'artisanat, comme celle de l'anamorphose ou de la fresque. Le message passé est toujours simple et direct et interfère l'aspect technique et esthétique des réalisations.
L'exposition « Look At Me » témoigne de l'intérêt de cet artiste pour l'ambiguïté et la complexité des relations humaines au sein d'un espace donné: « REGARDE-MOI DANS LES YEUX »; cette injonction érigée tel un mur au centre de la pièce la divise en deux parties, ne laissant aux visiteurs la possibilité de voir ceux de l'autre côté qu'à travers les espaces “vides” des lettres. La phrase sonne à la fois comme un défi, une provocation intimidante, mais aussi comme le vœux d'une reconnaissance d'authenticité et de vérité: les yeux dit-on sont le miroir de l'âme...
Si la distance entre les êtres humains, leur difficulté à communiquer les uns avec les autres est ici matérialisée, ce qui nous uni malgré tout se présente aux murs sous un jour coloré: les vanités de Martin Roulet sont réalisées dans des teintes vives et acidulées. Les orbites de ces crânes semblent narguer le spectateur et la proposition sculpturale de l'artiste: la mort guette alentour et il nous est impossible de la saisir. Si la Camarde se pare ici de couleurs tape à l'œil, les mains blanches et fantomatiques sortant des murs viennent renforcer le sentiment de malaise. Ce geste ouvert, qui évoque l'aumône ou l'invitation, semble pourtant inciter à la prudence.
En contrepoint de ce jeu entre méfiance et séduction apparaissent ironiquement des abréviations très contemporaines puisque nées avec l'essor des technologies de communication: MDR (mort de rire), LOL (lot of laughs)... Autant d'expressions traduisant le rire que l'artiste a travaillé minutieusement, à la façon des maîtres enlumineurs de la Renaissance. Peut-être le rire est-il en effet la réponse la plus saine à cette peur ancestrale? L'on ne pourra s'empêcher d'évoquer ici le fameux « For the love of God, laugh » (Pour l'amour de Dieu, riez), la tête de mort souriante et sertie de diamants de Damien Hirst. Reste à savoir si ces expressions du rire sont une forme de sarcasme vis à vis de ces êtres humains qui ne parviennent à s'unir ou à se comprendre alors que la faucheuse rôde, ou s'ils sont le moyen que propose l'artiste pour parvenir à transcender cet état de faits.
Si dans cette première pièce Martin Roulet se sert du spectateur à ses dépens pour souligner l'état de conflit et la séparation que peuvent occasionner une construction ou des mots, la deuxième se propose de lui offrir un peu de répit et de recueillement sans pour autant lui faire oublier le monde dans lequel il évolue: les murs sont couverts de graffitis injurieux, agressifs, violemment peints en rouge. Au cœur de ce florilège de marques haineuses se dresse une cabane de fortune, faite de bois de palettes et de cartons, où il est possible de se réfugier pour un temps, de s'isoler d'un environnement visiblement néfaste. Cette pièce dans la pièce s'offre humblement, dans toute sa simplicité, créant l'illusion d'une intimité retrouvée: ces matériaux pauvres en font l'inverse exact de ces grandes pages blanches solennelles et intimidantes que peuvent être le mur ou la toile vierge. L'artiste y a déposé des cartes portant l'incitation: « exprime-toi ». Des crayons sont mis à disposition du visiteur, libre à lui d'écrire ses impressions sur les murs ou au dos des cartes, de dessiner, d'accrocher fièrement sa réalisation ou de repartir avec.
Martin Roulet donne ainsi la possibilité aux visiteurs d'être les co-réalisateurs de son installation, de créer une interactivité qui les émancipe de leur statut de simple spectateur.
Aussi, si le titre de l'exposition « Look at me! » (regarde-moi!) peut se référer à l'aspect narcissique et existentialiste du graffiti, la mise en scène occasionnée par cette installation où le visiteur est à la fois figurant et créateur instaure une distanciation de son auteur qui renvoie cette incitation à chacun: « regarde-toi ». Martin Roulet nous invite à une méditation personnelle sur notre position au sein du contexte social et culturel contemporain en mettant en jeu ruptures et rapports entre langage, architecture et liberté.
François Mallard
Interview
Ton travail au sein de la gâterie parait suivre une nouvelle direction par rapport à tes productions antérieures: les vanités offrent un retour à la figuration, et la cabane crée une interactivité avec le public qui n'existait pas jusque alors. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
Je ne me positionne pas comme un peintre, un sculpteur ou un expert de l'installation mais comme un plasticien; ce qui induit que je ne m'enferme pas dans un genre, même si je suis très attaché à la peinture et au dessin. Ce qui m'intéresse c'est de créer des pièces en fonction de l'espace. J'y amène également des travaux que j'ai déjà pu exposer et que je montrerai encore, comme par exemple les dessins et les aquarelles encadrées, mais ils prennent à chaque fois une dimension différente selon le contexte. J'aime construire ce genre d'exposition comme un tout, de sorte que les pièces fassent écho entre elles. La série des vanités est mon travail le plus récent. Ce n'est pas une pratique nouvelle pour moi, j'ai toujours gardé un lien très fort avec le dessin et la peinture. Même si le dessin sur papier est une forme on ne peut plus classique, je l'oriente dans la même direction que nombre de mes installations: questionner la peinture pour ce qu'elle est en tant que matière, observer les effets qu'elle provoque, jouer avec... C'est une série qui traite de la figuration et de sa défiguration pour n'offrir que les vestiges d'une image, d'un dessin.
La cabane présente dans cette exposition est effectivement une nouveauté pour moi: je l'ai préparée de sorte à ce qu'elle existe plastiquement et envisagée comme une expérience. Je ne pouvais pas anticiper les réactions, ne savais pas si le public allait y participer, ce qui en ressortirais... J'ai été assez étonné du résultat: beaucoup de gens y ont participé et des choses finalement assez douces en sont ressorties.
La notion d'interactivité m'a toujours intéressé: ne pas sacraliser le travail de l'artiste et l'art en général. Et puis, cette pièce parle quand même de graffiti et qui dit graffiti dit appropriation d'espace, liberté d'expression, etc...
Tu sembles effectivement jouer avec des "accidents" techniques dans tes vanités, offrir aux couleurs la possibilité de se libérer de la construction dessinée. Les teintes sont par ailleurs souvent d'une vivacité assez étonnante. Peux-tu nous en dire plus sur la façon dont tu travailles à ces réalisations ?
Le processus est très important: il y a d'abord une étape d'appropriation du sujet, le crâne, durant laquelle je peux maîtriser le dessin et la couleur. Pour cette série je suis parti d'une même matrice: le crâne d'origine est le même pour chaque dessin. À cette étape de figuration vient s'ajouter un acte de défiguration où je m'écarte complètement de mon dessin pour le laisser prendre une nouvelle forme. Cette défiguration est totalement aléatoire et singularise chaque dessin. À travers cette distanciation entre ma personne et mon sujet je tente d'explorer le caractère aléatoire de la mort. Ce sont à la fois des vanités comme, en quelque sorte, des ''anti-vanités'' parce-que j'offre à l'image de la mort la possibilité de s'exprimer à travers des couleurs éclatantes.
Dès le vernissage puis tout au long de l'exposition, la cabane a rencontré un vaste public qui a participé activement à la réalisation de cette pièce. Elle est devenue à la fois le livre d'or de ton exposition et le début d'une sorte de collection d'expressions directes. On s'aperçoit qu'une fois placés dans un cadre légal, les visiteurs s'en donnent à cœur joie. Quelle analyse fais-tu de cette réactivité ?
Que tout le monde est un potentiel graffeur! Oui, chacun a son mot à dire quand il est sollicité, les gens ne sont pas si moutons que ça...
As-tu déjà une idée de ce que tu feras de toutes ces cartes ?
Non... En tout cas je les garde bien au chaud! Il est clair que c'est une matière super intéressante et précieuse que j'ai maintenant entre les mains! J'aimerais les remettre en vue dans une prochaine exposition ou installation.
De l'extérieur, on voit ta sculpture "Regarde-moi dans les yeux" écrite à l'envers. D'une certaine façon, cela incite le spectateur à entrer dans la galerie. Puis vient la cabane, proposée comme une sorte d'isoloir, un refuge face à l'agressivité qui recouvre les murs. En allant plus loin, proposer au visiteur de s'exprimer lui demande d'aller chercher quelque-chose en soi. Cette invitation à aller toujours plus au-dedans n'est-elle pas ambigüe au regard de ton travail autour du graffiti ou de la publicité, formes qui ont pour vocation d'envahir principalement l'espace public ?
Ambigüe ?... Non, je ne pense pas. C'est effectivement la première fois qu'une forme d'interactivité apparait dans mon travail. Cette installation va plus en profondeur mais elle relève des mêmes problématiques que beaucoup de mes autres travaux! Le graffiti est en soi quelque chose de très ambigüe: il existe comme un acte très autoritaire et imposé à tous, mais émane d'une pensée singulière et libérée. On peut trouver des graffitis très intimistes, dissimulés dans l'angle d'un mur ou sous une étagère, comme des graffitis criards écrits à la bombe aérosol sur de grandes façades en plein espace public.
De ces deux "genres" émane toujours une volonté de s'exprimer, de signaler son existence. Dans cette pièce je me positionne moins comme l'éventuel graffeur imposant sa pensée que comme l'observateur de cet univers.
Je te rejoins sur ta position d'observateur, mais en tant qu'artiste tu travailles également à la mise en scène de ce que tu as pu relever. Cette dernière ne te parait-elle pas convier à une sorte de repli sur soi, d'intériorisation qui serait à priori la solution proposée face à l'agressivité que peuvent représenter sur un plan social, sentimental ou mercantile le graffiti et la publicité?
Effectivement, la cabane est une zone de repli où l'on peut ne plus se sentir agressé par tous ces mots. Une zone de repli qui permet de se protéger mais aussi de se préparer à une contre attaque. Cette cabane peut aussi être envisagée comme un espace privé où l'on se retrouve pour mener une contre offensive à tout ces agressions rouge vif.
Ton exposition a suscité quelques réactions plutôt vives, notamment chez un élu de droite. Comment réagis-tu à cela ?
Élus de droite ou de gauche je m'en fous complètement. Je n'ai pas été étonné de ces réactions: avec une pièce comme celle que je présente on peut s'y attendre. Forcément, je suis déçu par ce genre de réactions. Je me demande si la pièce à bien été comprise.
Tu as déjà réalisé ce genre de travaux auparavant, y compris me semble-t-il dans des cours d'école. Ton travail avait-il déjà suscité ce genre de réactions chez le public ou auprès d'autres élus ?
J'ai déjà réalisé une pièce dans un collège en utilisant des graffitis. Plus précisément, des revendication de département ou d'appartenance à un quartier: par exemple: "72, en force" ou "Les Sablons représentent". Il n'y avait donc pas d'insultes, ce qui a naturellement posé moins de problèmes.
C'est étonnant d'observer comment certaines personnes réagissent face aux insultes et surtout à leur forme. Dans cette exposition, je montre aussi une série d'aquarelles où des insultes sont délicatement peintes avec une palette multicolore. Ces insultes beaucoup plus douces par leur forme sont passées comme une lettre à la poste!
