[Exposition] Conforaman
Briques, serre-joints, ciment, mais aussi socle, sculpture et peinture ; les réalisations de Benjamin Sabatier sortent assurément de l'atelier.
La première chose qui peut frapper un spectateur confronté aux œuvres présentées dans l'exposition Conforamanse situe justement dans le détournement artistique de matériaux généralement destinés au gros œuvre. Le ciment ne vient en effet rien cimenter, surtout pas les briques, il est sculpture. On peut remarquer avec Rack III de 2010 que l'accrochage exploite aussi cette rencontre : des étagères faites d'équerres métalliques semblent jouer le rôle de cimaises. Dès lors, la palette de l'artiste n'est plus un support de couleurs du peintre, mais le support d'une sculpture, le socle d'une œuvre que l'on peut déplacer pour peu que l'on soit muni de la bonne machine de manutention. Et s'il est vrai que Palette (chute) de 2006 est une œuvre facilement déplaçable, il est clair que cette base n'est pas là pour accroître la valeur d'exposition de la sculpture ; elle ne sert pas à faciliter le transport des chutes de bois recomposées en cube. À la transportabilité du monde de l'ouvrier correspond l'exposabilité du monde de l'artiste. C'est bien parce que les chutes de bois sont, de fait, inutiles pour l'un, que le second peut se nourrir de cette finalité impossible – celle d'une œuvre livrée en kit à monter soi-même – qu'il peut se nourrir de l'ironie de déplacements aussi bien sémantiques que pragmatiques. En d'autres termes, à l'instar de meubles des magasins de grandes distributions qui passent, pour le confort de l'homme moderne, du stock à l'exposition en deux tours de palette et guère plus de tournevis, Palette (chute) est du « prêt-à-exposer ». Elle est œuvre parce que son support implémente sa valeur artistique en la rendant exposable. C'est en ce sens qu'il est difficile de dire que les pièces de Benjamin Sabatier ont des socles. Ils jouent très souvent des seconds rôles que le spectateur découvre en s'imaginant dans les coulisses de l'atelier.
C'est ainsi que considérant Pavé de 2012 le spectateur ne peut pas y voir une sculpture réalisée puis posée sur un piédestal. Les coulures de peinture bleue ne ruisselleraient pas de la sorte sur le blanc laqué qui soutient le pot de peinture murale écrasé d'un pavé. Le socle était vraisemblablement déjà présent, sous ce qui fait office de sculpture, lors du choc; un choc sans doute assez violent pour que cette si petite pierre puisse tant endommager ce solide pot de peinture. Scénario vraisemblable peut-être, mais impossible. Pavé exemplifie ce qu'il est légitime d'appeler la fiction poïétique des œuvres de Benjamin Sabatier. En effet, lesnombreux codes présents afin que le spectateur s'imagine le mode de production des œuvres montrent simultanément leur propre limite : « tout est fait pour me faire croire que la pierre a écrasé le pot, mais tout semble tout aussi fait pour que je comprenne que ce n'est pas le cas ». Ainsi, le spectateur est-il entraîné dans une reconstitution mentale de l’œuvre, « peut-être une pierre plus lourde aurait réellement servie, avant qu'une petite s'y substitue... ». En s'imaginant l'atelier, réel et fictionnel, le spectateur stimuleimmanquablement son expérience esthétique. Subitement, on ne sait plus trop ce qui fait œuvre ; certes le socle n'en est plus un et est récupéré par l'impact laissé par Pavé, mais la structure elle-même semble être avant tout une trace, une empreinte, celle d'un processuscréateur feint qui vient confronter le « faire » au « fait ». Sac II de 2009 confirme ce point de vue : si le sac de ciment semble sensiblement avoir été plié par un choc donné avec la planche de bois, c'est logiquement impossible. Un sac fait en ciment ne se plie pas, il se casse tout au plus, mais sa ressemblance formelle avec un coussin rend tout de suite crédible de telles déformations. Il est à ce sujet surprenant de voir à quel point le mode d'exposition de Sac II, comme de Pavé, induit un mode de production. Benjamin Sabatier tire et tisse les ficelles de nos habitudes perceptives. Le leurre fonctionne, et fonctionne tant et si bien que le spectateur se plaît à mordre et remordre à nouveau à l'appât. Il se plaît à confronter le faire fictionnel, le fait et le faire supposé réel. Alors habitué à ce jeu d'imagination et de perception, Rack III de 2010 surprend presque le spectateur par l'accord de cette confrontation dans laquelle la fiction semble coller à la réalité : le sac de ciment a pris cette forme en étant posé ainsi sur ces équerres. Il n'y a certes plus de place pour le choc et la puissance de Pavé ou de Sac II, mais l’œuvre est toujours la trace d'un processus. Encore une fois, c'est l'atelier qui est à l’œuvre : le réalisé vient indexer le travail qui l'a engendré. Il ne s'agit pas de dire que ce travail est pénible, difficile ou requiert un talent particulier, mais uniquement de stimuler le spectateur en recréant mentalement l'actionartistique. Le spectateur s'anticipe alors acteur, en jouant le rôle d'un acte poïétique qui évolue sans cesse entre fiction et réalité. La puissance du vif coup de planche formant Sac II s'efface en effet devant le long travail peu puissant de la gravité qui suffit à plier doucement le sac de ciment encore frais posé sur la planche verticale, comme il l'a ailleurs été sur des équerres. Ici, le travail est réel, mais la puissance est feinte.
Grande distribution, travail, puissance, mais aussi pavé et fiction ; si les réalisations de Benjamin Sabatier sortent de l'atelier, c'est assurément pour se confronter à la société.
Bruno Trentini